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BLADE RUNNER 2049. "On reste sur sa fin..." "Blade Runner 2056 ! Bientôt..."



Implacablement, je sais ce que pensent la plupart des gens qui sont certainement allés voir cette « suite », malgré des différences extraordinaires qui peuvent animer ou constituer les spectateurs qui ont tenté de se retrouver en un tel domaine. En effet, pour la plupart des gens de ma génération, le premier « Blade Runner » sera toujours une réussite et un miracle ; non pas parce qu’il s’agit de retranscrire parfaitement le futur ou de s’inscrire dans un « genre » (que l’on définit par le terme « anticipation ») mais parce qu’il s’agit d’un film qui, eu égard à son sujet, est extrêmement bien construit, efficace et captivant et parce que le plus important dans ce film n’est pas la donnée du film en elle-même mais tout ce qu’il y a autour et à l’intérieur : la musique de Vangelis (qui est l’une des meilleures que l’on ait pu faire au Cinéma), le découpage de Ridley Scott (qui est simple et va à l’essentiel), les dialogues (qui fort heureusement ne sont pas trop appuyés non plus, ce qui en faisait la force), la photographie – remarquable et unique – celle du regretté Jordan Cronenweth (qui reste non seulement l’élément d’une imagerie du vingtième siècle et du début des années 1980 mais aussi l’une des clefs de la signature identitaire de cette fresque), l’enchaînement des séquences (qui correspond à un certain montage qui respecte une fréquence narrative, un rythme tout à fait présent et régulier), le scénario qui a été réécrit plusieurs fois par plusieurs scénaristes à partir du livre original de Philip K. Dick (et qui est finalement d’une grande quadrature, efficacité, cohérence, poésie...) et aussi les acteurs qui resteront à jamais immortalisés dans une légende urbaine et cyber-punk. Aussi bien ai-je envie d’insister sur la propriété intellectuelle détonante de ce premier opus : je me souviens qu’il y a quelques années j’étais seul chez moi avec l’une de mes tantes sexagénaires qui ne l’avait jamais vu, et donc, sur mon installation, nous l’avions vu ensemble un soir. Et, à la fin du film, ma tante m’a dit : « Ce n’est pas forcément un film de science-fiction, c’est quelque chose de tellement rare et particulier que ce film – oui – a une certaine valeur. » Si l’on ajoute à toutes ces qualités le fait qu’en plus le message du premier « Blade Runner » est une manifestation de l’érotisme, de la poésie et de la tendresse dans un monde technologique déshumanisé et appauvri, on se demande comment une suite peut bien restituer le caractère unique de cette construction dans toute l’histoire du Cinéma.

« Blade Runner » ne fait que parler de nous (de l’humanité et de son destin) et de notre rapport à l’esprit, de ce qui est faux et imaginaire, de ce qui est intéressant ou banal – et de ce qui sort du lot. De plus, on a tort de considérer qu’il ne s’agit que d’un film d’anticipation opposés aux dangers présumés de la technologie ; « Blade Runner » n’est même pas un « film sur les robots », c’est avant tout un recueil d’images nostalgiques d’une vue de notre futur sur de la belle musique mélancolique. Alors, on voit cette beauté de l’image mélangée à des silhouettes spectrales sur des accents symphoniques draconiens et poignants, toute cette lumière si diffuse, cette rêverie, cette douceur, ce grand soupir de soi-même et de l’Autre, cette réflexion romanesque sur le temps et cette obscurité omniprésente à travers laquelle on essaye de passer malgré tout.


Donc, je suis allé voir récemment au Cinéma cette suite avec deux de mes amis plus jeunes que moi. Le titre déjà n’est pas une bonne idée : « Blade Runner 2049 » ? Il y a de quoi penser que les auteurs n’ont pas pu trouver une autre désignation qui eût été plus digne, frappante et habile, comme dans ce Cinéma du centre-ville marseillais où je pris place je m’armais de toute ma patience et de toute ma méfiance. Toujours est-il que, dès les premières minutes du film, je compris qu’il n’y avait plus de « Blade Runner », la chose était flagrante au bout du premier quart-d’heure : raté. « C’est comme ça », tant pis. On n’a pas respecté la tradition cyber-punk d’autrefois et la chose s’est perdue tout de suite – et malheureusement je me disais : « comment ont-ils osé faire une chose pareille ? » L’onirisme et la magie de l’introduction du premier opus ont disparu, et, visiblement, ce film ressemble à tous les autres films du même genre qui ont été actuellement réalisés depuis au moins une quinzaine d’années. Cependant, je pensais immédiatement à la qualité éventuelle de ce que je voyais : si l’on dit que la version de « Total Recall » avec Colin Farrell (d’après ce même Philip K. Dick) est tout de même une véritable honte, je reconnais qu’avec cette suite nous avons au moins échappé à quelque chose qui aurait pu être pire – et j’étais quand bien même conscient de cet effort de la part des auteurs qui est certes un fait accompli. Et s’il faut parler ici de Monsieur Philip K. Dick, il est à noter que ni le premier, ni cette suite ne retranscrivent réellement son livre original, pour peu que l’on puisse imaginer beaucoup de choses très riches dans la mesure où une adaptation fidèle n’a toujours pas été entreprise.

Toutefois, parlons de cette suite, de ce « Blade Runner 2049. »

Il y a une chose au premier abord à laquelle j’ai été sensible : ce que j’appelle « l’effet fjord. » En effet, beaucoup de plans panoramiques ou en altitude qui supposent l’utilisation d’un aéronef restitue assez bien cet effet de profondeur et d’immensité qui consiste à nous emmener ailleurs, dans « un autre monde » que nous survolons et traversons comme sur une musique de Jean-Michel Jarre, c’est à dire une transposition. Il est vrai qu’on nous montre des images de science-fiction avec un grand angle et que la chose est bien conçue de ce point de vue-là, bien que n’importe quel réalisateur en eût fait de même, je ne vois pas ce qu’il y a d’original là-dedans. Comme on dit : ex nihilo nihile. En-dehors de la chose en elle-même, il n’y a rien de plus que cela : faire la démonstration céleste de grands paysages pour trois fois rien. Le Maître Godard l’a maintes fois dit : «...Une image dans un film n’est pas forte parce qu’elle est spectaculaire mais parce qu’elle possède un sens pyramidal qui n’est pas apparent ou compréhensible tout de suite. » Et, bien que je comprenne qu’avec un tel sujet on essaye de faire des images léchées, je ne vois pas en quoi tous ces effets photographiques sont indispensables. Je ne vois pas en quoi consiste la valeur plastique de ce film parce qu’on y fait des effets de lumière avec le reflet de l’eau sur les murs. Ce qu’il peut y avoir d’intellectuel est en même temps assez tronqué ; et cette suite, malgré de tels efforts, n’est pas aussi intellectuelle que le premier opus. En outre, je ne conteste absolument pas la validité des raisonnements, de la structure et de l’intelligence de toute cette nouvelle histoire : on est censé faire un film sur une réalité futuriste oppressante et déliquescente où les choses et les gens se dégradent au point de devenir faux et dupliqué, certes. Mais le propos n’est pas là, le plus important n’est pas de dire quelle est « l’intelligence » de ce film. Si on dit une chose pareille (« Vous n’en comprenez pas véritablement le sens... »), dans ce cas, cela vaut également pour tous les autres films contemporains qui ressemblent à celui-là et dont l’entendement complet de la trame ne peut que nous échapper d’emblée. Le spectateur n’est pas obligé d’y rentrer, et, si un tel mécanisme était comparé à d’autres structures narratives, la chose n’a pas beaucoup de sens – parce qu’avec « Blade Runner » les gens s’attendent à voir quelque chose de spécial, de décalé, d’extrême, d’affectif et de réconfortant – et pas un salmigondis de réflexions présomptueuses qui, à bien y regarder, ne tiennent même pas la route. Mais je répète que je ne conteste nullement le fonctionnement de ce film, je dis simplement qu’on nous sert des raisonnements dont on pourrait fort bien se passer alors que l’on va voir un film pour y prendre du plaisir, notamment par son attrait initial et immédiat. Et cela est hélas une constante actuellement ; depuis déjà un certain temps, on ne compte plus les films qui contiennent cette prétention extraordinaire et rébarbative : pourquoi devrais-je comprendre réellement quoi que ce soit quant à propos de quelque chose qui ne me plaît pas sciemment voire dont la nouveauté m’indiffère (et ce d’une façon instinctive) ? On essaye de nous épater et de nous impressionner avec de grosses images et des réflexions complexes alors que la chose n’est même pas un produit direct de « l’Esprit » à l’origine de ce métrage (ou : l’est encore moins que dans le premier opus.) Et cela est devenu une véritable épidémie au Cinéma depuis plus d’une quinzaine d’années ; parfois je pense que je n’aime plus le Cinéma tellement je trouve que le contenu spirituel de toutes ces histoires est d’une grande prétention (pour ne pas dire « d’une grande trivialité. »)

De plus, le rythme du film est brisé, il n’y a pas de rythme ou « il n’y a plus de rythme. » Pendant trois heures, les séquences s’enchaînent et se suivent les unes après les autres sans rythme. Un désert où règne la musique du Néant. Un film très long, lourd, où il n’y a presque aucun suspense. Par moments, on dirait un documentaire géologique, ce que je comprends tout à fait du point de vue des intentions des créateurs. Mais alors pourquoi devrait-on considérer que les auteurs ont ouvertement essayé de restituer cette absence là où justement on ne laisse aucune chance à autre chose qui aurait pu contredire ou faire mentir cette absence formelle et avérée en elle-même ? La valeur typique de ce film est quand même censée être là – eh bien non ! (Et la solution qui est apportée vers la fin de ce récit est tout simplement ridicule et banale, tel qu'on a l'habitude de le faire maintenant dans ce qu'ils appellent « des franchises ». « Le Soulèvement des Réplicants ! Bientôt... » Quelle altération inévitable idiote ! C'est la fin des haricots et c'est bien ce que je pensais...)

Je dirais même que là où cette suite gagne en sophistication visuelle, elle y perd en qualité auditive : en-dehors de certains effets musicaux qui proviennent du premier (et qui ne font même pas cinq pour cent de la totalité du répertoire musical), on n’y trouve pas la moindre célébration de ce qui était si particulier dans le premier. Il n’y a pas d’élément fédérateur, ni non plus de charisme – et cette affectivité venait du son de la première version : « Blade Runner » est en effet une musique que l’on entend avec les yeux. D’ailleurs, où est passé cette musique ? La scène de fornication virtuelle entre K, sa catin imaginaire et la « prostituée physique » ne ressemble à rien ! Que cet accouplement chivaïte est vilain ! Alors que, dans le premier, on avait quand même eu droit à une véritable romance entre Deckard et Rachel, la comparaison est maintenant effarante ! On se demande comment c’est possible alors qu’il y avait des dizaines d’autres possibilités qui auraient pu davantage nous parler quand on sait non seulement notre actualité informatique (Internet et le temps qui nous a séparés des années 80) mais aussi quand on sait que les musiques originales qui manquaient dans le premier n’ont pas du tout étaient utilisées non plus, alors que « Blade Runner » reste surtout à ce jour un film-vidéo-clip, un space-opéra. Et, dans cette suite, on parle trop pour ne rien dire. Le film aurait gagné en efficacité si les dialogues avaient été moins présents à l’instar de la musique qui reste essentiellement un océan, la traversée d’un fjord : Vangelis, Eric Serra, Jean-Michel Jarre et compagnie...

Ensuite, concernant les rôles principaux, Jared Leto est un mauvais acteur et le voir en cloneur-en-chef aveugle qui sacrifie ses créatures comme on jetterait une boule de papier à la corbeille m’indiffère et m’ennuie au plus haut point. Ce trait arrogant et inutile caractéristique de nos jours de la part de certains « vilains » au Cinéma est tout simplement insupportable. « Trouvez autre chose à faire au méchant, je vous en prie ! » Ryan Gosling – le beau gosse – a un œil bovin, il fait une tête de merlan frit tout le long du film, son jeu n’a guère de personnalité, il n’y a personne. « Où est-il ? » Et si c’est cette inexpressivité-là qui devait être restituée, alors – oui – ce rendu fonctionne. Mais alors qu’attend-on du protagoniste d’un film, qu’il s’agisse de science-fiction ou d'autre chose ? Le fait qu’il soit effacé ? Et, s’il devait être initialement effacé au profit du rôle de Harrison Ford – le « vieux » – que l’on ne voit qu’une demi-heure et qui joue le « souvenir personnifié », que faut-il penser ? Harrison Ford m’a fait de la peine, il méritait mieux et son grand âge aurait dû lui indiquer de rester plus digne. Et je ne vois pas non plus l’intérêt du personnage féminin « méchant » qui à un moment nous fait du karaté, ni celui de la séquence où la voiture volante échouée prend l’eau sur la côte avec Deckard menotté à l’intérieur, je ne vois pas... Et puis Sinatra, Elvis, Marilyn en scopitone ou en hologramme – l’option rétro n’est même pas bien exprimée (« One More Kiss Dear » de John Bahler aurait été d’un goût plus recherché quoique plus fidèle), alors que les auteurs avaient un grand choix à faire (surtout pour ce qui est de « l’amante imaginaire », la chose eût été beaucoup plus riche), et les choix qu’ils ont faits me paraissent futiles et accessoires. N’importe quelle autre idée aurait été meilleure.

Mais là où je trouve que ce film justifie son invalidité réside dans ce concept que l’on puisse mettre au point de faux-souvenirs dans le but que les réplicants eux-mêmes ne s’aperçoivent pas de ce qu’ils sont réellement. Car l’apparition de ce personnage féminin qui en est la conceptrice n’élude en rien le fait que l’on aurait pu parvenir directement à la vision pure d’une telle « fausse-mémoire » à l’intérieur même du cours du film – d’une façon beaucoup plus fluide, automatique, délibérée et surréelle en termes d’images – plutôt que de nous montrer explicitement la personne-clé qui les fabrique. Si le monde devient une surface immense sur laquelle tout est dupliqué et engendré artificiellement à cause d’une dégradation des qualités humaines physiologiques, alors nous entrons tous de plein-pied dans le monde des rêves, comme si nous avions directement accès à toutes ces images, ces symboles et ces mélodies qui constituent non seulement notre réalité habituelle mais aussi celle du film qui en parle et même (et surtout) celle de son créateur, décrivant ainsi l’état mental – l’ivresse – dans lequel il était au moment de créer cette imagerie ou cette anticipation – subjectivement –, ce qui explique la fusion possible de tous les niveaux de la Réalité, la nôtre et en même temps celle du film qui a été fait.

Et là est-ce aussi le problème crucial des choix cinématiques actuels dans la mesure où cet état oniroïde personnel dont je parle pourrait donner lieu à un film plus juste à partir des intentions de l’auteur de la totalité du script, du « souvenir » qui devient le futur et qui appartenait déjà au passé, à l’archivation, au recueil qui en constitue l’origine inversée.

Toutefois, à qui s’adresse-t-on avec un film aussi peu intéressant que cette suite si tant est que l’on y considère bel et bien de telles lacunes ? Il y a de quoi se poser des questions. Quid de la véritable nostalgie du futur qui passe par une vision de la structure pratiquement asiatique de la modernité avancée ? Quid de la véritable tendresse à l’égard d’une passagère virtuelle de l’Infini de l’espace et du Néant ? (Laissée sans véritable suite... « Seule son image publique embrasse le passant solitaire échoué. ») Quid du message de clémence et de l’acte héroïque de retournement de situation qui était quand même contenus dans le premier opus ? Il n’y a pas de vraie histoire au sens affectif du terme – et la fin ne peut que nous laisser sur notre faim.

De plus, il y a tout de même quelque chose que je ne comprends toujours pas et il serait temps d'en parler (j'estime que c'est assez important et je ne l’ai pas évoqué précédemment et je le regrette) : trouvez-vous que Ryan Gosling est un bon acteur ? Dans « Drive », à la limite, je veux bien, « il est dans son rôle »... mais, dans cette suite de « Blade Runner », je ne vois pas où il est, ni en quoi consiste son talent de comédien. Ryan Gosling est inexpressif, impersonnel, mou, froid, il a l'œil bovin – je le répète –, il n’a aucune véritable répartie, ni le moindre charisme, on a du mal à s'identifier à lui, il ne ressemble à personne, il a le caractère d'une face d'huître. Si c'était l'effet recherché par les auteurs – c'est-à-dire nous montrer « un individu séparé de la communauté et qui a du mal à s'y affirmer » – , alors oui c'est réussi : on n'avait jamais vu un rôle aussi nul et expressif de « l'Absence » à proprement parler. A côté de lui, Harrison Ford est un grand acteur, il le dépasse à tous points de vue et la chose n'était guère difficile. Et, si on parle encore d’ « individu » et de « personnalité », il est quand même assez remarquable que des gens (notamment plus jeunes que moi) puissent apprécier ce film sans s'être rendus compte que Ryan Gosling est un mauvais acteur, qu'il ne ressemble à rien, qu'il n'a aucun charme, ni aucune gouaille et que, vraisemblablement, l'on passe donc trois heures à observer un zombie fadasse, « une peau de robot » qui se masturbe avec des prostituées virtuelles (« tête de poisson froid. ») Et je ne plaisante pas : il n'y a rien, cet acteur n'a absolument rien, son problème s'appelle « je suis personne » ou « l'Humanité n'a jamais existé. » Et, de ce point de vue, va-t-on dire que « ce film est une réussite !?... » Quelle blague ! De Deckard à K, on est donc passé de Elvis Presley à Michael Bolton, un nase... (et dire cela est même lui faire un compliment...) On a beaucoup perdu au passage. Ryan Gosling ne représente rien, nada. Je le revois en soi-disant fils spirituel de Deckard et je me rends compte en même temps que je ne pense à rien – c'est extraordinaire !... Le seul moment où il me fait vaguement penser à quelque chose, c'est quand il retrouve le petit cheval en bois dans l'usine désaffectée – et encore : on joue avec un certain suspense très-long sur des choses qui sont du domaine de l’absence et de la perte humaines (tel est le sujet du film) et on veut nous faire croire qu’il s’agit là d’une recherche de l’identité. Nietzsche disait : « L’individu est trop jeune pour la société. »

En effet, je reconnais qu’il y a quelque chose de vraiment réussi dans ce film : l’impression globale de déréliction. On y ressent en effet un immense sentiment d’abandon, de désert, de « laissé de côté », au point que le film abandonne ses spectateurs et les désoriente, « les laisse en plan » – et ainsi est-ce le risque, le problème, le piège dans lequel le film est vraiment tombé. Ce sentiment d’abandon était bien sûr déjà présent dans le premier, mais le fait qu’avec cette suite on généralise encore plus les choses conduit à ce que ce qui était valable dans la solitude du premier et touchait l’empathie des spectateurs devient alors mou, vague et insignifiant au point de s’y perdre. Je me demande même pourquoi les auteurs n’ont pas davantage montré cet abandon dans les décors urbains et les personnages de cette société futuriste hétéroclite et déshumanisée, on y aurait pourtant gagné en force vis-à-vis de tout l’ensemble du film – et la chose n’a été que survolée.


Afin de conclure, je dirais que, si une véritable suite de « Blade Runner » avait dû être faite, on aurait vu alors un film tout à fait différent, et, de toute façon, je m’attendais à quelque chose de cet ordre. Prétentieux, inutile, même pas assez artificiel et sophistiqué pour être intéressant par défaut – ce n’est même pas kitsch. Ce film est une réussite technique mais un échec artistique. Villeneuve est réalisateur assez médiocre et obscur, son découpage n’est pas effectif, sa réalisation est flasque et impersonnelle. Il aurait mieux valu en faire un reboot complet où l’on aurait sauvegardé l’essentiel artistique et plastique de l’histoire (surtout la musique) et accomplir un film de science-fiction plus long et clipé en plusieurs parties où, en effet, on aurait éprouvé cette impression d’étrangeté mystique, mais d’une façon totalement autre, beaucoup plus intellectuelle, renversante, décalée, surréaliste : un opéra de la déviance et de la duplicité et aussi une compilation véritablement enthousiasmante du cinéma de science-fiction, plutôt qu’une suite qui mène à pas grand’chose...

Et s'il faut encore parler de Harrison Ford, je m'aperçois que cette suite dit exactement ce que j'avais déjà imaginé il y a plus de trente ans : le fait que les réplicants puissent se reproduire. On nous fait comprendre que Deckard a eu un enfant avec Rachel alors que la chose eût été considérée comme impossible (c'est là le plus important.) Et la fille de Deckard est donc LA conceptrice de souvenirs pour réplicants, comme si quelqu'un d'à moitié-artificiel et d’extérieur quoique dépendant du cours des choses avait le pouvoir d'inventer de telles mémoires en étant exclu de par sa maladie de la vraie réalité humaine où à la fin elle retrouve heureusement son père, tel un complexe de Pygmalion qui se recoupe dans un miracle de panurge : le père ignorait l'existence de sa progéniture si ingénieuse qu'enfin il rejoint (« on enfonce des portes ouvertes !... ») A fortiori, il me semble que la chose est d'une facilité extraordinaire, d'un simplisme atterrant. Il n'y a pas de véritable signification (ni d'esthétique appropriée) dans cette fin où l'ancien blade runner retrouve sa fille à moitié-humaine, excepté quelque chose de si évident que l'on reste sur sa faim, je le répète.

Si le tout dernier propos du film est ainsi une invitation au monde des rêves et de la redécouverte de ceux que l'on croyait avoir perdus, la chose aurait pu être beaucoup plus nuancée, fluide et habile. Où est la véritable émotion ? Où sont la musique et la poésie ainsi que le véritable rêve immense que ce film est pourtant censé exprimer auprès des spectateurs qui s'attendaient à voir un juste retour des choses ?


Et je dois dire une dernière chose et non des moindres : au moment où, dans la salle de projection marseillaise, je compris que le film était enfin terminé, je me sentis délivré (bien qu’assez embarrassé) et je me levai avec mes amis pour partir et rentrer chez moi, plutôt déconfit que je ne sais quoi d’autre, et, alors que le générique de fin défilait avec une musique bizarre, inconcevable, improbable et totalement indigne de l’esprit de « Blade Runner », j’entendis autour de moi comme un grognement d’insatisfaction assez troublant qui montait peu à peu de la foule qui vidaient les lieux de-ci, de-là, comme nous quittâmes la salle tels des automates renfrognés.

LUDWIG W. R. VON ZEEGER,

Marseille, 20 octobre 2017.


 
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